L’église de Sainte-Léocadie 

 

On a presque envie de dire de l’église de Sainte-Léocadie qu’elle est vivante. Elle n’a jamais cessé d’évoluer, de se modifier, de se parer suivant les époques, les goûts, les modes, les dévotions. Née au lendemain de l’an mille quand le XIe siècle apporte à la Cerdagneun renouveau économique et culturel, elle garde, des premiers balbutiements de l’art roman naissant, la porte méridionale, aujourd’hui murée, avec sa double arcade de claveaux, l’une rayonnante et l’autre longitudinale. Mais bien des modifications ultérieures ont agi sur la construction, l’élévation d’un clocher mur au niveau de l’arc triomphal, le percement de la porte occidentale, l’installation maladroite d’une sacristie, l’action sur les murs intérieurs pour ménager l’emplacement de nombreux retables, la mise en place d’une tribune.

Cette église a la chance de servir d’écrin à une exceptionnelle collection d’art sacré. Curieusement, dans une Cerdagne si fière de souvenirs romans, Vierges, Christs, antependiums, fresques, ou gothiques comme à Iravals ou Palau, l’église de Sainte-Léocadie ne nous a rien légué des années médiévales. Elle a choisi de ne nous montrer que des oeuvres d’un catholicisme combattant et militant, celui de la contre-réforme et de l’art baroque, celui qui a suivi les bouleversements de la Révolution Française avec le néoclassicisme.

Au XVIe siècle, aux portes des vallées de l’Ariège et de l’Aude que secouent cruellement les guerres de religion, la Cerdagne reste une terre catholique à peine perturbée par des razzias huguenotes limitées souvent aux abords de la vallée de Querol. Les choix de Sainte-Léocadie sont donc catholiques, insistent sur la Vierge , les saints, l’eucharistie, autant de sujets qui n’apparaissent pas dans les croyances protestantes.

Le retable de la Vierge, du Toulousain Antoine Peytavi, daté 1576, est contemporain des guerres de religion dans le royaume français voisin. Il s’agit d’insister sur tous les aspects de la réalité mariale inconnue des protestants. Les panneaux des événements liés à la naissance du Christ, Annonciation, Visitation, Adoration des bergers et des mages entourent une Vierge à l’enfant et dominent enfin une Pietà. L’image étonnante de la Pietà dans l’art chrétien, puisqu’il n’est dit nulle part que la Vierge ait tenu son fils mort sur ses genoux, permet d’affirmer ici le rôle incontournable de Marie de la naissance à la mort de Jésus.

Quelques années plus tard, le retable des deux saints Jean, daté pourtant du XVIIe siècle, 1607, représente certainement un des exemples les plus purs du XVIe siècle cerdan. On y trouve les nouveautés de la Renaissance qui rentre tard dans notre montagne : perspective linéaire, souci de proportionner les personnages et le décor, d’exprimer volume et espace. S’y notent aussi les goûts bien catalans pour la rusticité, la simplicité naïve, le refus du maniérisme. Pourtant, la France est si proche que l’art cerdan hérite de la clarté de la composition, de la sobriété des personnages, de qualités toutes françaises. Là, autour d’une statue de saint Jean Baptiste qui appartient à l’art populaire, le cousin du Christ apparaît à deux âges différents ; l’enfant joue avec Jésus sous la surveillance de la Sainte Famille ; l’ascète du désert baptise le Messie. En face, saint Jean l’évangéliste subit sans souffrance le martyre de l’huile bouillante imposé par Domitien à la Porte-Latine et écrit le 4ème Evangile à Pathmos. Sur la prédelle saint Ramon de Penyafort relie Sóller à Barcelone en se servant de son manteau comme bateau et de son bâton comme mât. Il a été canonisé en 1601, six ans seulement avant la datation de ce retable.

La présence de sainte Léocadie reste étonnante. Comment la jeune martyre tolédane du IVe siècle a-t-elle été choisie pour servir de sainte patronne à un village pyrénéen ? Il faut que les relations aient été étroites entre le centre de la péninsule et les Pyrénées. Pourtant notre nom de Sainte-Léocadie apparaît dès 1034 alors que Tolède est encore musulman. Alphonse VI n’incorpore en effet Tolède à ses possessions chrétiennes qu’en 1085. Un autre problème vient encore du choix de ses attributs. A Tolède, elle porte la palme du martyre et la croix ; cette croix est sûrement liée au miracle de la fillette qui, privée de crucifix à adorer, a creusé une croix sur les murs de sa prison par simple pression de son pouce. Pourquoi, dans notre église, a-t-elle la palme, évidemment, mais aussi le livre ? Cet attribut étonnant n’apparaît jamais dans son iconographie habituelle.

Le XVIIIe siècle a voulu aussi laisser à Sainte-Léocadie le retable rococo de l’ange gardien, aujourd’hui occupé par saint François Xavier enlevé au maître-autel. Il a aussi représenté la touchante Notre-Dame des sept douleurs, caractéristique de l’art catholique de la contre-réforme qui s’adresse directement à l’émotion, à l’affectivité.

Le XIXe siècle n’est pas très prolifique dans l’art sacré cerdan. L’église de Sainte-Léocadie peut être légitimement fière d’avoir conservé le retable de saint Sébastien, daté 1805 et celui de saint Mathieu de 1850. Au fond de l’église, un banc artisanal de 1851 porte encore les initiales du donateur Mateu Riu.

La tribune s’orne d’une curieuse rodella de neuf clochettes. Cet objet liturgique n’a guère été conservée qu’en Catalogne. Elle était agitée au Gloria et au Credo des grandes solennités. Elle servait aussi à marquer le retour des cloches au Gloria du Samedi Saint. La nôtre mesure 62 cm de diamètre et 6,8 cm d’épaisseur. Cette roue de bois est croisillonnée par quatre bois perpendiculaires, chanfreinés à chaque angle. Le moyeu, type roue de brouette, est octogonal de 9 cm de côté. Peinte en rouge, elle est décorée de chiens. Y a-t-il une relation avec la famille de Cadell si connue dans la montagne catalane ?

Telle est notre église, celle que nous aimons, celle qui a servi de témoin aux grands événements familiaux de nos anciens et de nous-mêmes. Il nous est agréable de vérifier que l’évolution de l’art sacré, qui a scandé les grands mouvements religieux depuis le concile de Trente, a su laisser chez nous des traces qui prouvent bien que nous étions à l’écoute et au diapason des grands courants européens.